Orhan Pamuk obtient le prix nobel de littérature au moment où les députés français votent la pénalisation de la négation du génocide arménien. L'actualité se bouscule.
Pamuk a, en sus d'être un très grand auteur, osé lancer le débat dans son pays. Il en a payé le prix. Aujourd'hui, on voudrait interdire en France de disposer de la liberté d'expression qu'on ne cesse d'appeler la Turquie à autoriser. Comment ne pas y voir une ironie maligne ?
Les situations sont évidemment différentes. Il y a en France des négationnistes pro-turcs très actifs et violents. La communauté arménienne a une immense douleur, et la négation de son drame est une honte. En Turquie, c'est l'inverse, et ce sont des démocrates qui appellent à la liberté d'expression sur ce sujet. En outre, ce vote est fait sur le territoire souverain de la France, et devrait être détaché, tant il est fondamental, de basses manoeuvres (comme l'évocation des 5 milliards d'euros en jeu par une certaine ministre).
Mais comment oser dire l'histoire dans la loi, encore une fois, alors qu'on appelle l'autre, là-bas, à cesser de faire de même ? Comment un tel discours peut-il être audible là-bas, et non assimilé à une folie d'homme blanc ?
Peut-il même être cohérent ? Peut-on défendre le droit de Redeker de dire des conneries insultantes, et en même temps interdire certaines négations qui le sont aussi ? Y'a-t-il une réelle spécificité du négationnisme, par rapport à d'autres avis insultants sur l'histoire ou la culture d'autrui, qui en fasse une matrice de tous les autres et justifie son exception ?
PS : les députés ont adopté le texte.
EDIT/Suivre :
- Le Monde : deux articles importants dans les pages opinion de l'édition de cet après-midi.
- Ca discute chez Patrick Devedjian, qui n'a pas fait passer son amendement d'équilibriste.
- Authueil s'interroge sur l'impact potentiellement contre-productif du nobel de Pamuk. Je ne partage pas cette crainte : la valorisation morale d'un talent qui a déjà énormément de succès dans son pays est d'une part respectueux de la liberté du pays, et en outre montre une voie.
Et les députés ont eu tort. Et le débat n'a pas eu lieu. Et encore une fois les historiens ont tout à y perdre. Légiférer sur l'histoire est certainement le trait le plus anti-démocratique d'une démocratie.
Rédigé par : Slothorp | 12 octobre 2006 à 14:23
Les députés veulent rassurer le bon peuple sur la Turquie?
On est pas arrivés...
Rédigé par : carolus | 12 octobre 2006 à 15:15
Déjà que la première loi de 2001 était bancale, celle-là est pire.
Les preuves du génocide ont été détruites selon l'article de wikipédia. Comment peut-on savoir sans preuve? (très bon sujet de philosophie :D)
La réponse est qu'on ne peut pas savoir. Nous avons besoin de preuves pour transformer un crime contre l'Humanité (ce qu'est ce qui s'est passé dans la région d'Arménie) en génocide (ce dont nous ne pouvons pas savoir faute de preuves).
Alors pénaliser une négation de génocide dont nous n'avons pas de preuves, ce n'est pas fair play.
Pour Pamuk, c'est sympa même si je ne l'ai jamais lu.
Rédigé par : abadinte | 12 octobre 2006 à 17:05
abadinte : qu'est-ce que cette histoire de preuves ? La volonté d'extermination a été reconnue dès 1919 par la cour d'alors.
Nous ne sommes pas dans le cadre d'un procès, mais d'histoire : pas de preuves nécessaires, mais des éléments indiquant qu'on peut se forger une idée de la vérité.
[Merde alors, la page wikipedia d'orhan pamuk a été modifiée 5mn avant que je n'arrive pour le faire.]
Rédigé par : versac | 12 octobre 2006 à 17:41
@ abadinthe,
Tu devrais lire Pamuk. "Mon Nom est Rouge" et "Le Livre noir" sont de très grands livres.
"Le Château blanc" et "La vie nouvelle" sont un peu moins impressionnants mais de très bonne facture tout de même, surtout "La Vie nouvelle" qui recoupe par endroits "Le Livre noir".
Sinon, il y a "Neige", sorti il y a quelques mois, que je me réserve pour plus tard (et sur lequel, évidemment, je n'ai pas d'avis à donner).
Sinon, sur la loi, il y avait ce matin sur France Culture une très intéressante intervention de Paul Quiles député socialiste et pourtant très opposé à cette pénalisation.
(En fait il s’agit d’une digression dans un propos qui portait principalement sur le Darfour ; écoutable ici : http://perso.orange.fr/paul.quiles.albi/france_culture_darfour.ram)
Rédigé par : aymeric | 12 octobre 2006 à 17:47
Comme le fait remarquer un commentateur de "Jusqu'ici tout va bien" (http://touvabien.typepad.com/touvabien/2006/10/les_moustachus_.html), c'est "La censure pour éviter de mettre la main dans le cambouis ? Pour ne pas avoir à aller chercher la nuance, les zones grises ?".
On sait ce qu'il en arrive quand on essaie d'imposer aux français une manière de penser : la pression monte, et comme elle ne peut pas s'échapper, la cocotte minute finit par exploser.
La presse doit pouvoir se permettre des écarts sur n'importe quel sujet, dans les limites d'une tolérance que le bon sens des journalistes doit leur permettre de fixer eux-mêmes. Je sais qu'un système basé sur une régulation aussi informelle n'est pas aussi rassurant qu'un système légal pour les potentielles victimes d'outrage, mais si ces dernières ont conscience que la liberté de la presse est un fondement de la démocratie et qu'elle leur ménage de plus la possibilité de se défendre, elles ne pourront manquer d'y réfléchir à deux fois.
Rédigé par : Tomate rouge | 13 octobre 2006 à 10:38
La question dépasse celle de la liberté de la presse ; il s'agit tout simplement de liberté de pensée et de chercher. Et, plus fondamentalement, de la conception que l'on se fait de la personne humaine.
Croit-on encore au progrès par la raison, c'est ça la question.
Rédigé par : carolus | 13 octobre 2006 à 18:00