
Pour rallier Belle île, il faut prendre "le bateau", un grand ferry blanc qui a pour nom le Guerveur, ou l'Acadie, ou le Vyndilis. Certains passagers font passer leur voiture et roulent lentement dans la cale, d'autres montent à pied par une passerelle blanche en fer. Mes parents disaient qu'ils n'avaient pas besoin de la voiture. Sur place, on comptait sur la BX de Mon Cher pour les "grands" trajets, et on se déplaçait le plus possible à vélo. Mes parents ça leur allait très bien ce système, mais Mon Cher râlait d'être pris pour un taxi, et moi je râlais d'être obligée de parcourir d'aussi longues distances à vélo. Quand y'a le vent de face, après la plage, et que les voitures frôlent mes mollets sur la dorsale qui traverse l'île d'est en ouest ben oui ça, mes parents, je les maudis. Surtout que mon petit frère, lui, il est encore sur le siège arrière de Papa ou de Maman. A trois ans tu parles ! Mais moi à 5 ans et demi, ben j'y ai le droit à la dorsale et aux côtes et au vent de face sur mon vélo de merde.
Alors quand même pour dire, le vélo j'aime ça quand il s'agit de faire des tours de pâté de maison dans le village. Etre à vélo en liberté, avec mes cousins, avec mes copains, faire la course, sauter dans les trous en terre, pédaler très très vite dans les virages, ça, j'adore. C'est le vélo contraint qui me pose un problème, sur des distances interminables et incontournables (si je suis allée à la plage à vélo, hé bien pour rentrer, faut pédaler, y'a pas d'autre moyen). Un énorme problème. Mais ça mes parents pas moyen de le leur faire comprendre, d'année en année ils ne passent pas la voiture ET comme ils veulent être indépendants de mon grand-père ET que je les accompagne à leurs plages à l'autre bout de l'île, je suis bonne pour la dorsale à l'aller ET au retour. A l'aller, ça passe encore, je suis pleine de force et guillerette d'aller à la plage. Mais le retour avec la fatigue des bains de mer, le vent et aucune carotte... une grosse demi heure de ronchonage non stop.
Les vacances sont finies. Non, les vacances vont se poursuivre dans un autre coin de France, mais le séjour à Belle île se termine. Je suis un petit peu triste et aussi très soulagée de quitter la bulle de tensions entre mes parents et mes grands-parents. Papa dit à propos de Mon Cher, Ton grand-père, il est content de nous voir arriver le premier jour, il est encore à peu près sympa le deuxième jour, et le troisième jour il commence à avoir vraiment envie qu'on parte.
Au bout d'une semaine, je ne suis pas mécontente qu'on s'en aille et de mettre un peu de distance entre moi et Mon Cher, Grand-Maman, la dorsale et les vélos. Vivement qu'on s'engouffre dans le skaïe odorant de notre R16.
Le bateau qui nous ramène à Quiberon est à 10 heures, m'a dit Maman. Depuis hier, le ciel s'est couvert de gros nuages anthracites et le vent fait pencher la pointe des cupressus. Mon Cher m'a montré les aiguilles du baromètre qu'il a dans le couloir, - Tu vois ça n'est pas en train de s'améliorer. Je ne sais pas lire mais je vois bien le ciel qui devient de plus en plus sombre. Tout le monde est énervé, nous sommes en retard, nous nous engouffrons dans la BX de Mon Cher après avoir embrassé Grand-Maman à la va-vite. Elle nous dit au revoir depuis le jardin, car dans la BX il n'y a pas de place si on monte tous les 4 avec Mon Cher. Mon Cher ça le fait râler, - Si vous passiez votre voiture, Gil pourrait venir vous faire ses adieux sur le port.
Personne ne répond, les parents n'ont pas envie de nourrir une dispute avant le départ. Une discussion ils appellent ça les grandes personnes, mais moi quand je discute, ça ne finit pas en colère ou en bouderie... Mon Cher continue de grommeler, - En plus on part très tard, 9h35 pour un départ à 10 heures, vous êtes inconscients les enfants. Cette fois-ci ma mère lui répond - Mais non Papa, ça ira très bien, l'avantage de ne pas passer la voiture c'est qu'on peut embarquer 5 minutes avant le départ.
Voilà on arrive à Palais et ses toits d'ardoise, nous longeons le port qui traverse toute la ville, on se rapproche lentement de l'embarcadère de l'Arcadie qui est à l'autre extrémité. Je regarde avec anxiété l'horloge digitale aux chiffres verts lumineux située sur le tableau de bord, les chiffres changent, je vois que le temps passe et notre voiture n'avance plus très vite. Arrivés dans le centre ville, là où il y a la boulangerie et le marchand de jouets, il y a devant nous une 2CV rouge et une camionnette blanche, qui roulent lentement ; et puis les piétons traversent dans tous les sens, et les vélos frôlent notre voiture, Mon Cher est excédé, - Bon, ça n'avance pas, vous allez le louper votre bateau, le plus simple c'est que vous descendiez là, moi je gare la voiture où je peux et je vous ferai mes adieux de là où je serai.
Papa à l'avant et Maman à l'arrière, ouvrent la portière, nous tirent hors de la voiture, ouvrent le coffre et empoignent les deux gros sacs de voyage. Jean-Antoine et moi faisons passer les lanières de nos petits sacs à dos dans nos bras. Nous courrons vers l'embarcadère en remontant la rue qui monte, le sac à dos balotte dans mon dos, Jean-Antoine court plus vite que tout le monde et arrive le premier. - Attends nous ! lui crie Papa.
Il y a foule devant l'embarcadère. L'enchevêtrement habituel de voitures qui tentent de se frayer un passage, et de vélos qui se faufilent, et de piétons qui vont embarquer et ceux venus dire au revoir et ceux qui avaient juste envie d'une petite glace en regardant la mer. La mer qui est bleu marine aujourd'hui, parsemée de tâches blanches d'écume entre deux picots de vagues. L'Arcadie est devant nous, grand navire blanc qui tangue d'avant en arrière sous les vagues. La sirène sonne, le départ est imminent ! - Pardon, pardon, Papa empoigne la main de mon petit frère et Maman la mienne, nous nous frayons un passage et arrivons à la passerelle d'embarquement. Deux hommes en uniforme blanc et bleu marine, avec une casquette rigide sur la tête, contrôlent les billets. Papa fouille dans sa sacoche, lui tend 4 billets. L'homme le plus près du bateau jauge du regard le petit groupe que constitue notre famille, et dit à mon père - Le bateau est déjà plein. En raison de la tempête, nous ne pouvons pas prendre le risque de dépasser ses capacités. Vous et les deux petits vous pouvez monter, par contre la dame (il désigne ma mère) devra rester à quai. Elle pourra prendre le prochain bateau. Il part à 11h30.
Ma mère tente de parlementer, - Ecoutez c'est ridicule, je pèse 40 kilos ! Vous n'allez pas m'empêcher de monter alors que toute ma famille monte dans ce bateau !
Je commence à pleurer. Mon frère voit ma mère et qui s'énerve et moi qui pleure, et se met à pleurer aussi.
La sirène du départ sonne.
Mon père me dit - Calme toi.
Je regarde en arrière sur le quai et je vois le visage de Mon Cher au milieu de la foule, son teint bistre, sa vareuse bleue délavée.
Les deux hommes en uniforme ne veulent pas laisser passer ma mère. - C'est une question de nombre de gilets de sauvetage, Madame. On ne peut pas vous laisser monter.
Papa avance sur la passerelle en nous entrainant, Jean-Antoine et moi, dans le bateau. Il lui dit, fermement mais avec tendresse - On se retrouve dans une heure et demie à Quiberon, ma Minouche. A tout à l'heure.
Ma mère pleure sur le quai, mon frère et moi on hurle, - Maman, Maman !
- Allez les enfants, tranquillisez-vous.
Papa dépose le gros sac vert avec la moitié de nos affaires, dans un compartiment où il reste encore un peu de place.
Il prend mon petit frère par la main, et commence à monter l'escalier de fer, je les suis derrière, en sanglotant.
- Venez mes chéris, on va monter sur le pont, regarder si on voit Mon Cher et votre Maman.
Et il nous entraine sur le pont, côté quai.
Les marins habillés en bleu détachent les grosses cordes qui tiennent le bateau. Dans la foule, nous voyons Maman avec ses cheveux noirs et son blouson bleu pâle - elle a rejoint Mon Cher. Elle nous fait de grands signes. On dirait qu'elle ne pleure plus, elle a l'air rassurée d'avoir retrouvé son papa. Et contente de nous faire des signes avec ses bras. Papa Jean-Antoine et moi lui en faisons aussi. Le bateau démarre à grands coups de sirène, et les maisons colorées et les toits de Palais, et Mon Cher, et Maman se font de plus en plus petits. Et si on ne la revoyait plus jamais, notre Maman ?
Le bateau tangue beaucoup, mais nous arrivons sans encombre à Quiberon. Une fois à quai, Papa nous propose - Et si on allait attendre Maman à la crêperie ?
Je veux bien manger des crêpes mais j'ai toujours peur de ne pas revoir Maman. Aussi suis-je très soulagée quand, à midi et quart, je vois descendre du bateau ma jolie maman, et ses cheveux noirs, et son blouson bleu ciel, et sa démarche entravée par le gros sac gris qu'elle porte en bandoulière.
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