(Notule à l'intention des non-lecteurs de Dostoïevski - Jean, Mon Cher et ton grand-père sont la même personne).
- Ta mère ne veut pas le croire, mais j’ai une grande admiration pour elle. Les études qu’elle a réussies... sa carrière en entreprise... c’est la seule de mes trois filles à avoir poursuivi une carrière ! Oui, notre relation n’est pas des plus proches, mais on ne pourra pas nous retirer que je l’admire énormément. Ta mère et moi, tu sais, on est parties d’un mauvais pied. Avec ton grand-père, nous avons été très amoureux, surtout dans les premières années, mais l’ennui c’est que je tombais enceinte beaucoup trop facilement. Je n'étais pas tellement maternelle. Avec quatre enfants, je me serais estimée satisfaite, alors huit ! Ce n'était pas pensable. Mais j'étais très fertile. Il suffisait à ton grand-père de me regarder et pam, j’attendais un bébé. Heureusement, il partait guerroyer une partie du temps, dans des parties du monde où nous ne pouvions pas le suivre ; mais dès qu'il revenait, nous étions heureux de nous retrouver, et j'étais bonne pour un nouvel enfant. A 29 ans, j'étais déjà la mère de six enfants, quand je suis tombée enceinte de ta mère. Jean-Claude avait neuf mois, et Yves deux ans, quand elle a été conçue.
- Waow, ils étaient encore tout petits !
- Oui, des bébés. J'étais épuisée. Heureusement, nous étions réunis tous ensemble à Tunis, avec ton grand-père, et j'étais très aidée. Mais l'annonce d'une septième grossesse m'a porté un tel coup qu'au bout de six mois, je suis tombée paralysée.
- Tu ne pouvais plus marcher ?
- Je ne pouvais plus marcher. J'ai dû rester couchée - mes jambes ne me portaient plus. Avec six enfants, entre huit ans et un an, tu avoueras que ce n'était pas très commode ! Ma jeune soeur Hélène, qui n'était pas encore mariée, est venue de France pour me soutenir et aider à s'occuper des enfants. Mais il y avait un autre problème, encore plus embêtant : accoucher, tu verras, ça demande une sacrée force ; et notamment, ça demande de mobiliser cette région du bassin, qui chez moi était complètement paralysée.
- Ah zut....
- Zut, comme tu dis. L'accoucheur a même prévenu ton grand-père : Je ne suis pas sûr de pouvoir sauver la mère ET l'enfant. Il va falloir choisir.
- IL VA FALLOIR CHOISIR ? Mais c'est monstrueux ? Et il a choisi qui, Mon Cher ?
- Il a choisi la mère, bien sûr ! Il m'a choisie moi !
- Mais c'est dégueulasse pour Maman !
- Oui, je comprends que tu penses cela, c'est ta maman... Mais mets toi à sa place : j'étais sa femme chérie, il m'aimait, alors que ta maman, il ne la connaissait pas encore. Et puis tu sais, si j'étais morte en couche, il se serait retrouvé avec six enfants tout petits sur les bras et ça ne lui aurait pas convenu du tout. De toutes façons, rassure-toi, si nous pouvons discuter toi et moi aujourd'hui, c'est que les choses se sont bien terminées pour ta maman. Le médecin qui s'occupait de nous était très, très fort. Quand ça a été le moment d'accoucher, quelques semaines avant le terme naturel car sinon ta maman aurait été trop grosse, une ambulance est venue me chercher et m'a conduite à l'hôpital militaire de Tunis. Là, le médecin m'a endormie. Ta maman, cette coquine, se présentait par le siège - c'est-à-dire par les fesses - ce qui n'est pas pratique pour sortir du ventre d'une maman. Normalement, le bébé sort par la tête, qui passe plus facilement... Tu vas rire, mais l'avantage d'avoir eu six enfants.. a été que le médecin a pu introduire ses deux mains et retourner ta mère dans mon ventre. Elle est sortie tête la première. Le médecin a réussi à sauver et la mère, et l'enfant.
- Il a introduit ses mains où, tu dis ?
- Heu, ce n'est pas très important. Ta mère était un beau petit bébé en bonne santé. Je voulais l'appeler Roselyne, ton grand-père voulait l'appeler Anne. J'étais dans les choux en me réveillant de l'anesthésie, alors c'est Jean qui a choisi le prénom - ta maman s'est appelée Anne, avec Roselyne comme deuxième prénom.
- Tu parles d'une concession ! Ce n'est pas très gentil de sa part, après tout ce que tu as dû supporter pour la mettre au monde, il aurait pu te laisser choisir le prénom !
- Tu trouves aussi, hein ! Ecoute, la vérité c'est qu'après nos deux filles aînées, Chantal et Marie-Françoise, nous avions eu quatre garçons dont deux assez terribles - ton grand-père je crois était assez content que notre septième enfant soit une fille. Moi, ça m'était un peu égal... Je voulais juste me reposer, dormir, et retrouver l'usage de mes jambes !
- Si je comprends bien, c'est celui qui la voulait le plus qui l'a nommée !
- Oui, en quelque sorte. Anne sera toujours sa petite préférée - même s'il ont dû attendre plusieurs années avant de faire plus ample connaissance...
- PLUSIEURS ANNEES ?
- Eh oui, ça parait fou, hein ! Ta mère était à peine née qu'un avion de l'armée m'a rapatriée en France, où j'ai été transportée à l'hôpital du Val de Grâce, où j'ai été soignée par un spécialiste des paralysies mystérieuses. Je suis restée en France, à l'hôpital, pendant deux mois, le temps d'être soignée et de me retaper.
- Et Maman ?
- C'est Hélène qui s'en est occupée. Quand ta maman a eu trois semaines, Hélène l'a ramenée en bateau, en France, chez mes parents. Jean, avec l'aide des nounous, pouvait superviser l'éducation des six enfants aînés, mais un nouveau né, ça faisait trop. Mes parents - que tu as connus sous les noms de Bon Papa et Bonne Maman - avaient un appartement rue de Rennes, à Paris. Hélène habitait encore chez eux et tout ce petit monde, Hélène, ta maman, mes parents, ont vécu très heureusement ensemble pendant dix-huit mois.
- Dix-huit mois ! Vous avez attendu dix-huit mois pour récupérer Maman.
- Deux ans et demi. Tu vas voir pourquoi. Il a d'abord fallu que je me rétablisse. Au bout d'un an, j'allais mieux mais j'étais toujours fatiguée et débordée par mes six enfants aînés. Les parents, de leur côté, m'écrivaient pour me donner des nouvelles de ta maman et je voyais qu'ils s'étaient énormément attachés à ta mère ; et elle, à eux. Ta mère n'était pas malheureuse du tout, tu sais, au contraire, elle était très choyée. Elle est restée la petite fille préférée de mes parents, tu aurais dû voir, à la mort de Maman on a retrouvé six photos de ta mère dans son portefeuille, à différents âges, c'était très émouvant. Mes parents l'adoraient. De l'autre côté de la Méditerranée, ton grand-père et moi n'avions pas eu le temps de faire sa connaissance - comment aurait-elle pu nous manquer ?
-....
- Je ne sais pas combien de temps cette situation se serait prolongée, si, à l'âge de dix-huit mois, ta mère n'avait pas contracté une maladie assez grave, un dérèglement de la glande thyroïde. Ta maman respirait mal et l'air de Paris ne lui convenait pas - elle a été envoyée dans un sanatorium, dans les Pyrénées, où elle a passé un an.
- Elle a passé un an dans un genre d'hôpital, à dix-huit mois ?
- C'était plutôt comme une pension pour enfants et adolescents malades ; et mes parents sont venus la voir plusieurs fois, et ton grand-père aussi, quand nous sommes rentrés en France. Alors voilà, quand ta maman a été guérie, ça aurait semblé étrange qu'elle retourne habiter chez ses grands-parents, même si elle ne connaissait qu'eux. Anne est venue habiter avec nous et nous avons fait sa connaissance alors qu'elle avait deux ans et demi. C'était une adorable petite fille brune aux yeux clairs. Avec son charme et son bagout, elle a tout de suite conquis ton grand-père.
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