
Je t'ai peut-être déjà raconté, ces derniers mois les filles et moi commandons des fringues sur Vinted, l'appli de mise en relation entre particulières, pour acheter et vendre les habits qu'on ne porte plus.
Les livraisons sont très perturbées et tous les points de relais colis n'ont pas rouvert, loin de là. Détentrice du permis de conduire et du goût pour le vélo, je me retrouve à devoir aller chercher les colis dans des minis boutiques qui vendent des tisanes, des développements photographiques ou permettent de téléphoner à l'autre bout du monde ; ces boutiques sont situées aux 4 coins du 92, non, j'exagère, mais à un bon quart d'heure de vélo et parfois de voiture, à se demander si c'est si rentable de passer par Vinted et les Points relais pour acheter ses fringues. (La réponse est : ça dépend. J'ai touché pour 20 euros des robes dans lesquelles je me sens ravissante, pour 15 des jeans de ouf ; et on tombe aussi sur des t-shirts sans forme, avec des bouloches, et là tu imagines qu'on les a, les bouloches, d'avoir traversé le département pour aller les récupérer, sans parler de l'argent dépensé).
Jeudi, je me suis ainsi retrouvée à aller chercher une jupe pour Alma dans une boutique de photo à l'autre bout de Clamart Chris Services, puis une jupe pour Alma chez un fleuriste Stop Fleurs, à Châtillon. J'ai rattrapé la jupe in-extremis (elle était dans le sac des retours, car les magasins ne peuvent garder le colis que 6 jours) et ai traversé un bout de Clamart et un morceau de Châtillon pour arriver chez le fleuriste.
Dans la grande rue transversale qui relie les deux villes, sur ma droite, j'ai reconnu un ensemble d'immeubles. La cité HLM dans laquelle nous habitions lorsque j'étais petite toute petite - nous y avons vécu de notre retour du Japon, j'avais 3 ans, jusqu'à notre départ pour Fontenay-le-Fleury dans les Yvelines, j'avais entre 4 ans 1/2. Nous y avons passé deux années scolaires, la petite et la moyenne section, un peu moins de deux ans. A l'intérieur d'un enclos protégé par une barrière pour les voitures, c'est un ensemble d'immeubles avec à l'entrée, le petit immeuble et la loge du gardien, au milieu un immense immeuble de peut-être 15 étages, celui où nous habitions, et autour, trois immeubles beaucoup plus petits de 3 ou 4 étages qui forment un L, il y a un L au fond à gauche, un L devant et un L derrière mon immeuble, comme les pétales d'un moulin à vent. Autour de chaque immeuble, quelques places de parking en épis, et derrière le grand immeuble, une pelouse très verte, et des arbres, un petit parc.
Si les petits immeubles ont l'air récents, disons pas plus de 15 ans, le grand immeuble lui est le même que celui dans lequel nous habitions. Seule l'entrée, la façade ont été rénovées, recouvertes de marbre noir et décorées d'un grand lustre à boules de verre. Pour le reste, sur les côtés, je reconnais "mon" immeuble, je me demande quel âge il a vu que nous en sommes partis en 1979. Je repère notre appartement, au troisième étage. Je me souviens des voisins du premier, une famille martiniquaise ; des voisins du seconds, Benoît et ses deux mamans ; et des voisins tout là haut, Madame Marie et sa famille qui nous accueillaient lorsque la nounou devait partir et que les parents n'étaient pas encore rentrés.
Les souvenirs de cette vie et de cette moi d'il y a si longtemps, sont des vignettes ; il y a beaucoup de vignettes traumatisantes - la fois où je me suis enfermée dans nos toilettes, la fois où pendant la nuit j'ai dû être hospitalisée à Antoine Béclère et laissée là toute seule, la fois où ma copine Soumia a été renversée par une voiture et tous les enfants de la bande étaient très inquiets, on pensait qu'elle allait sûrement mourir et puis en fait au bout de quelques jours elle est revenue, platrée, fragile, mais c'était bien elle. Je dis "traumatisante", parce que longtemps j'ai interdit à ma mère puis à mes filles de s'enfermer dans les toilettes tellement j'ai peur qu'elles ne puissent plus en sortir ; et je garde de cette nuit à Béclère et des piqûres qu'une infirmière m'a administrées sans ménagement, une peur encore maintenant des piqures.
Et à côté de ces empreintes il y a le goût de la liberté que j'avais alors lorsque je sortais de notre appartement pour aller jouer dans l'enceinte de la cité avec des enfants aux couleurs et aux situations familiales très différentes de la mienne.
Un jour les parents nous ont annoncé qu'on allait déménager dans un endroit super qui s'appelait Fontenay Le Fleury. Deux mois plus tard, c'était chose faite, et je ne leur ai pas pardonné de m'avoir "arrachée" de ma cité pour me transplanter dans cette résidence de bourges où tout le monde se ressemblait, où chacun avait une opinion sur la manière dont vivait ses voisins. Oui c'est ce que j'aimais dans ma cité à Chatillon sous Bagneux (et à 4 ans j'étais capable de percevoir cela et très très sensible au jugement ou à l'absence de jugement) : les gens avaient la vie qu'ils avaient, qu'ils pouvaient, et personne n'avait rien à dire là dessus. C'était communément admis que chacun faisait de son mieux, en général. Et que chacun avait déjà assez à faire avec ses histoires et ses problèmes, pour s'occuper et se permettre de dire quoi que ce soit de ceux des autres. S'il y avait quelque chose à faire ensemble, c'était plutôt s'apporter une part de gâteau, garder les enfants des voisins, jouer dehors à chat ou à cache cache, danser jusqu'à pas d'heure sur de la zouk musique.
Jeudi, c'était la deuxième fois que je revenais dans "ma cité". La fois d'avant c'était il y a un ou deux ans, un soir, avant de rentrer chez moi j'avais eu envie de passer voir et je m'étais aventurée dans ce coin. Car une fois installés à Fontenay, mes parents mon frère et moi avons continué à nous rendre chez ma grand-mère, à Malakoff. Et pour aller ou revenir de Fontenay à Malakoff, la route que nous prenions ne passe pas devant, mais à 100 mètres, de notre cité HLM. Hé bien, pas une fois, pas une fois les parents n'ont eu l'idée ou le goût de nous y emmener, qu'on passe devant, qu'on retourne jeter un oeil ou marcher dans cet endroit où nous avons vécu. Enterré. Effacé de la mémoire familiale.
Heureusement qu'à présent je suis grande. J'ai ma voiture. Mon vélo. L'occasion de trajets erratiques qui, m'emmenant d'une banlieue à l'autre, me permettent de revisiter ces deux années de ma petite enfance.
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