Demain, c'est l'anniversaire de mon père. Il va avoir 75 ans. Pour la première fois, je me dis "Oh la la. Peut-être qu'un jour il ne sera plus là pour moi".
Pour son anniversaire, j'ai fait un truc que je n'avais jamais fait - je lui ai écrit une grande lettre. (Dans son nouveau livre que j'ai commencé à lire, Julia Cameron évoque les lettres qu'elle écrit à ses amies. J'ai lu ces mots, pof, je me remets à écrire des lettres, chose que je n'arrivais presque plus à faire depuis que je tiens ce blog. Oui, 19 ans ! Evidemment qu'il y a une corrélation, des vases communicants plus ou moins fertiles, plus ou moins féconds, des croyances qui se nichent entre les différents domaines de la créativité ; des pans de créativité qui en bloquent d'autres, et puis, qui se débloquent. 19 ans, quand même).
Et j'ai envie de raconter une histoire, une histoire dont je ne sais plus comment elle est arrivée à mes oreilles, à la fois j'ai l'impression que c'est lui qui me l'a racontée et à la fois il déteste tellement que je la lui rappelle... 65 ans plus tard, elle semble toujours douloureuse. Pour lui, parce que moi, je l'adore.
La mère de ma grand-mère se faisait appeler Mamie. Comment cette femme élégante, la digne épouse du notaire de Bains-de-Bretagne, à cheval sur les bonnes manières au point que ma grand-mère s'arrangeait pour que à table ses enfants à elle soient placés à côté de Mamie pour ne pas qu'elle les aie dans son champ de vision. Comment en est-elle arrivée à se faire appeler Mamie, qui est (à mes yeux) un nom de grand-mère pas très chic ? Peut-être est-ce parce que son mari Emile lui donnait, comme petit nom d'amour, Ma Mie. Faut dire que Marie-Joseph (son prénom), c'est pas très glam. Bref, Mamie était la grand-mère terrible de mon papa (et de tous ses autres petits enfants, ils étaient 14 ou 15) ; et c'est peu de dire que Papa, qui n'était pas encore mon papa, ne la portait pas dans son coeur.
D'après ce que j'ai compris, il la trouvait rigide, tyrannique et pas drôle.
L'histoire qui résume le mieux leur conflit est celle des harengs.
Malgré tous ses défauts, la Mamie en question savait recevoir ; notamment, ses Noëls étaient réputés. Mes arrières-grands parents, Emile et Marie-Joseph donc, avaient deux maisons, une maison à Saint Malo, à une minute de la plage, et une maison à Bains-de-Bretagne, sur la place de l'église ; toutes les deux immenses, pour pouvoir héberger leurs enfants, munis par la suite de conjoints et d'enfants, sauf leur petite dernière ma tante Annick qui ne s'est jamais mariée. Et bien sûr il y avait des chambres pour les bonnes. Et donc à Noël la maison de Bains était très décorée, Mamie disposait une crèche gigantesque. Le 24 décembre, toute la maisonnée vivait selon un cérémonial à base de messe de minuit et de chocolat chaud et de brioches - et au matin, les enfants découvraient, dans leurs souliers au pied du grand sapin, LE cadeau de leur rêve offert par... le petit Jésus. (Je n'ai jamais connu Mamie, puisqu'elle est morte en 1968 tandis que je suis née en 1974, mais sois assurée que dans ma famille il n'a jamais été question du Père Noël).
Les cadeaux offerts par Mamie et Grand-Papa étaient extraordinaires. Des maisons de poupées avec tous les meubles miniatures, des poupées avec un trousseau extravagant, et pour les garçons, des jeux de construction et des garages et des voitures à leur taille, on était dans les années 50 hein.
Papa rêvait d'une auto rouge à pédales. Et je ne sais plus ce qui s'était passé, où il en était dans son conflit avec Mamie, ni quelle bêtise grave ou mineure il avait commise cette année-là. Toujours est-il qu'au matin de Noël, au milieu de tous ses cousins cousines et de sa grande soeur qui déballaient à grand renfort de papier brillant et de , qui leurs camions flambant neufs, qui leur déguisement de reine de fées, Papa lui a trouvé dans ses souliers, emballé dans un papier journal, un hareng.
Je ne sais pas ce qui a été le pire pour lui, de la déception, ou de la honte. Mais à partir de ce Noël-là, la relation entre Papa et Mamie a été irrémédiablement abimée.
Je ne sais pas non plus pourquoi cette histoire est si importante pour moi - pourquoi je m'en souviens et éprouve le besoin de la raconte, alors qu'elle est si pénible pour Papa. Peut-être que Papa m'a légué sa haine des rapports de pouvoir entre adultes et enfants. Les rapports de pouvoir tout court d'ailleurs. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Mais le fait est que cette histoire est entrée dans mes gênes, comme si c'était à moi qu'elle était arrivée.
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