Pierre, mon Pierre, viens t'assoir près de moi, ou tiens toi derrière ma chaise tandis que j'écris ce deuxième volet de l'histoire, qui sera le volet final for now, je sais bien que cette histoire entre nous ne peut se résumer à deux textes et pourrait, pourra, s'étirer ou se tordre encore et différemment, ailleurs, mais ce sera une autre fois, alors s'il te plait pour ce volet final accompagne ma main, mes doigts, - Mets de la musique, tu me dis, mets Paganini que je jouais au violon, - Paganini, t'es sûr ? (j'aime pas trop le violon tout seul ; pourtant, j'aimais te voir jouer du violon. Où donc ai-je mis cette photo de toi jouant du violon au parc de Versailles, devant le Grand Canal, en ce jeudi après-midi de juin 1990 où nous avions tellement, tellement ri ?)
Matin d'octobre 2003, l'herbe des champs a blanchi dans la nuit et le pâle soleil ne parvient pas encore à la réchauffer. Maman et moi nous garons dans la rue à côté de l'Eglise Saint Denis du Mesnil Saint Denis. D'autres voitures se garent, en sortent des gens habillés en noir. Je cherche un visage connu, 13 ans se sont écoulés depuis la dernière fois où j'ai vu la plupart de tes amis Pierre, 13 ans, ça parait si, enfin, nous étions alors au milieu de l'adolescence et nous abordons à présent la trentaine.
Mon lecteur de musique joue La Campanella, le Rondo, j'ai l'impression de le reconnaître, je me souviens de tes doigts crispés sur l'archet et de ton air concentré lorsque tu jouais, de ta fierté oui de parvenir à jouer Paganini.
Ah voilà Alice enveloppée d'un grand manteau noir. Elle n'a pas trop changé, toujours sa coupe carrée, ses cheveux bruns foncés, ses joues rondes, sa bouche sensuelle, ses grands yeux empathiques bordés de cils immenses. Elle est venue de Toulouse pour te dire au revoir. Elle m'embrasse, embrasse Maman avec qui elle a été déléguée de notre classe de 2nde 1 - Alice du côté des élèves, Maman du côté des parents, elles ont beaucoup communiqué à l'époque pour défendre tel ou tel élève, dont tu faisais partie Pierre probablement. Je suis contente de la revoir, et quel crève-coeur de se retrouver pour venir enterrer notre ami commun. Je préfèrais... quand nous arrivions une heure plus tôt, le matin... afin de se retrouver à la Réu, prendre un café, prendre le temps toutes les deux de parler. On l'a fait deux, trois fois, qui m'ont rendue tellement heureuse ! Bon, voilà, ça a été une époque, sans doute que notre amitié est derrière nous.
Nous entrons dans l'église. L'église, pas très grande, est pleine à demi. Nous nous installons vers le milieu, à droite, Alice, moi puis Maman. Au premier rang, une silhouette fine, éffondrée, entourée de bras qui lui massent le dos et entourent ses épaules. Un peu à gauche, droit, sec, le père de Pierre, qui lui ressemble tant - dans son apparence en tout cas. Lui ne pleure pas, il regarde droit devant lui.
Je cherche des yeux Michael, l'ami chéri, l'ange blond que j'avais repéré à la soirée de Pierre, celui qui m'a appelée hier pour m'annoncer la mort de Pierre et me prévenir que l'enterrement était aujourd'hui. Je crois que c'est, non, ce serait cet homme un peu épais, aux boucles blondes qui tombent sur les épaulettes trop grandes de son manteau marron mal coupé, aille aille aille, on n'a pas tous bien vieilli. Michael s'active au premier rang avec une femme mince qui a les tâches de rousseur, la peau diaphane, les yeux bleus de Pierre.
Devant l'autel, une femme grande et mince, cheveux longs ondulés, jupe longue, bottines qui découvrent des chevilles fines, grand manteau gris entrouvert, pas complètement jolie mais gracieuse, entonne un air déchirant au violon. Le cercueil dans lequel tu reposes, mon ami, mon Pierre, mais te reposes-tu vraiment, te reposes-tu enfin ? le cercueil entre, porté par Michael, par un homme qui te ressemble, toi en blond ! et par deux autres hommes que je ne connais pas ou ne reconnais pas.
La tristesse dans cette église. La pierre de cette église. Le froid dans cet église, un courant d'air me parcourt. Je prends le bras de Maman, Alice je n'ose plus, un jour nous avons marché bras dessus bras dessous, nous sommes deux tactiles, mais bon. Hein. Les aigus du violon. La douceur avec laquelle les quatre porteurs te déposent, toi dans ta boîte, sur les tréteaux de cuir et de bois disposés devant l'autel.
Mot d'accueil du prêtre, un grand fin dégarni, le nez busqué, à la voix chaleureuse et au propos sensible. Allocution tremblante de la jeune femme qui te ressemble, dont j'apprends car elle se présente que c'est ta grande soeur Anne. Allocution de Michael, aux yeux rougis. Les mots plats qu'il trouve pour parler de toi ne rendent pas justice à la profondeur et à la durée de votre amitié, ni au dévouement et à l'admiration qu'il a pour toi. Tout le monde ne peut pas être doué avec les mots. Lui manifestement est doué en affection.
Je suis désespérée de, enfin, comme à chaque enterrement, je me désespère de ma difficulté aimer et à rencontrer. Les dernières années, je n'en pouvais plus de tes coups de fil. Ta voix si chère pourtant, au téléphone, me donnait envie de fuir. Je levais les yeux au ciel, ma voix se faisait coupante, j'écourtais nos conversations. Je t'aimais fort et plein de panache, plein de promesse - je n'ai pas su te réadopter en homme désespéré. Disons que le désespoir était présent en toi dès le départ, mais les proportions au fil des années, se sont inversées entre le désespoir et la panache. Le panache bien sûr était toujours présent, mais presque noyé sous l'alcool et la désillusion. Il avait besoin de son premier verre de whisky dès le réveil, m'écrira sa dernière fiancée, peu après sa mort, sans ça il n'arrivait pas à se lever.
Pierre, oh Pierre.
Quelle torture quand c'est trop tard, que de ne pas avoir su, pas avoir voulu être présente pour les êtres pourtant tellement aimés !
Accompagné du chant du violon, un homme s'est levé et nous lit un poème écrit par Pierre, puis un second. Pierre, pour moi, tu as le tragique d'un Arthur Rimbaud. Vous partagez le même génie, le même destin maudit, la même fin mystérieuse - on ne sait toujours pas vraiment de quoi tu es mort, Sylvie, ton autre soeur, qui est médecin, a refusé que l'on pratique sur ton corps une autopsie, "pour ne pas dévaster encore plus votre mère". Mouais.
Alors j'écoute, j'écoute de toutes mes oreilles les mots écrits par mon premier amour, les mots que ceux qui lui ont été plus fidèles que moi ont choisi pour accompagner notre hommage.
Et ben merde alors.
C'est nul. Plat. Facile. Complaisant.
Je préfère, je préfère Rimbaud. 1 million de fois !
Pierre mon Pierre ; je croyais t'avoir trahi complètement en te retirant le gros de mon attention, en te retirant mon admiration d'amoureuse. Mais jusque là j'admirais encore le poète en toi. Jusqu'à cette lecture. Badaboum. Patatra. Je ressors de l'église en larmes, consciente d'avoir franchi un degré supplémentaire dans la trahison.
Et puis. Et puis en fait.
Il y a l'écriture, que nous partagions, que nous partageons. Il y a aussi, ta grandeur malgré tout, ta grandeur tout court. Il y a. L'empreinte que tu as laissée dans mon coeur, dans ma vie, à défaut de l'avoir laissée dans mon corps - nous ne nous sommes jamais embrassé. Il y a - la médiocrité à mon égard de tous les autres amoureux que j'ai eus depuis toi (hormis, hein, celui que j'ai et qui m'a choisie pour fonder nos vies l'un sur l'autre) ; et, au choix, ma médiocrité ou ma monstruosité avec eux. Il y a - ton départ si tôt vers d'autres contrées, Oh show me the way to the next Whisky bar, oh don't ask why, oh don't ask why, if we don't find the way to the next whisky bar, I tell you we must die, I tell you we must die ! J'espère que là où tu es, tout est rentré dans l'ordre - dans ton ordre tumultueux et fantasque, musical, amical, amoureux, joueur, alcoolémique. Tu me diras. Je sais que tu me diras.
Bon, t'avais raison, Paganini, c'est pas si mal !
Et je sais que nous n'en avons pas fini l'un avec l'autre.
Un grand hug virtuel ma Christie !!!
Rédigé par : Benedicte Champenois Rousseau | vendredi 26 mars 2021 à 15:16
merci Béné ! je suis heureuse de l'avoir écrit ce texte !! et du coup.. Pierre en réclame davantage (d'histoires sur lui).
Rédigé par : Christie | vendredi 26 mars 2021 à 15:57
Humanité, humanité,...
Merci de ce texte qui révèle un Pierre puissant et fragile.
Je t’embrasse
Rédigé par : Emmanuelle | dimanche 28 mars 2021 à 19:36