J'ai 8 ans - mon corps maigrichon, le sous-pull en nylon que je passe la journée à éloigner de mon cou tellement il me gratte ; refuser le matin au petit déjeuner de boire le verre de jus d'orange que ma mère pousse vers moi, car la maîtresse ne veut pas qu'on aille aux toilettes pendant les heures de classe et je ne sais pas "prendre mes précautions".
J'ai 8 ans, une mémoire que ma mère, toujours elle, qualifie de mémoire d'éléphant. Apparemment, les éléphants se souviennent très longtemps de celui qui les a emmerdés et ils réservent leur vengeance pour ce jour-là. J'ai moi aussi la mémoire rancunière (je me souviens de qui m'a cherché des noises, Tiens l'oncle Philippe qui fûme à côté de moi à table, laisse son petit garçon faire des colères épiques et me fait des réflexions quand je ne tiens pas correctement mon couteau), et reconnaissante (ma Tante Chantal qui a pris ma défense lors de ce déjeuner, Fous lui la paix et occupe toi plutôt de ton môme.)
J'ai beau avoir cette mémoire-là (et me demander mais comment ce serait possible de ne pas se souvenir, même des années après, des gestes "gentils" ou des paroles "méchantes" qu'une personne a eues à notre encontre), je me rends compte que d'autres choses m'échappent ; que la plupart des choses m'échappent - je veux dire, pas ce qui se passe dans tout le monde, pour toutes les personnes, ça évidemment ça m'échappe ; non, je parle des mouvements de mon coeur, des évènements de ma journée, savoir "qui j'étais ce jour-là". Le présent m'apparait très fort, et la minute suivante, il est passé ; qui j'étais à cette minute si dense et qui m'apparaissait inoubliable - c'est cela qui m'échappe et que je me désespère de ne pas pouvoir retenir. Ma mémoire, même aussi forte qu'un éléphant, n'arrive pas à faire barrage à la déferlante des instants suivants qui précipite la brindille de sensation dans la cascade de l'oubli.
Alors je me dis, Je vais contrer la cascade - je vais écrire ce dont je voudrais me souvenir. Le goût du poulet au citron de Mam. Ma jupe longue en velours rouge. Ce que je pense de chacune de mes deux maîtresses, Madame Simon et Mademoiselle Mercier.
Je vais écrire aussi, me dis-je, pour me relire ensuite et pouvoir retrouver qui j'étais alors - ce que je pensais - ce que j'aimais - les mouvements de mon être - et ainsi disposer d'une marque sur le sable pour vérifier si j'ai changé ou si je suis restée la même.
J'ai 8 ans et je n'ai jamais entendu parler de Marcel Proust. Pourtant mon projet c'est le sien : restituer leur poids aux instants qui ont compté pour moi ; échanger le poids de la vie par un poids de mots.
Je ne sais pas encore qu'il faut une heure pour décrire une seconde, une journée pour restituer une minute, un an pour rendre compte d'une journée.
Ecrire ma vie, si je devais m'y consacrer avec sérieux, me prendrait toute ma vie - et alors, si je passais ma vie à écrire, que vivrais-je qui vaudrait la peine d'être écrit - mis à part les douleurs dans mes vertèbres lombaires, à force d'écrire penchée sur ma table ?
Anais Nin et l'écriture de sa vie
et elle vivait par tous les pores de sa peau
Ecrire n'empêche pas de vivre
Respiration de l'être
https://www.casterman.com/Bande-dessinee/Catalogue/albums/anais-nin
Rédigé par : France | jeudi 17 septembre 2020 à 14:28
"Restituer leur poids aux instants qui ont compté pour moi": magnifique!
Rédigé par : Mayou | samedi 19 septembre 2020 à 15:15
😊merci Mayou !
Rédigé par : Christie | lundi 21 septembre 2020 à 10:18