les joues roses

 

Grand-Maman adorait raconter cette histoire. 

Tu n'étais pas là, toi, mais un été, nous avons reçu un frère et une soeur de ton grand-père, Toinette et Guy, et leurs conjoints, Ghislain et Christiane. Ces deux couples avec lesquels on s'entend très très bien, sont venus passer une semaine à Belle île, en août. Je peux te dire que ça a été une belle semaine de rigolade ! Enfin, pendant la journée nous nous tenions convenablement ! 

Son regard pétillait quand elle disait ça. Je connaissais à peine Toinette et Ghislain, je voyais une dame aux cheveux blancs, bouclés, pétulante, qui ressemblait beaucoup à sa mère, mon arrière grand-mère Charlotte. Ghislain lui était plus réservé, plus "sec" de corps. Guy était le portrait craché de mon grand-père Jean, teint bistre, yeux bleus, son caractère semblait plus doux - mais quand on se voit 5 minutes par ci par là c'est difficile de savoir. Quant à Christiane, c'était ce qu'on appelle une "belle femme", yeux verts perçants, chevelure grise ondulée, pommettes et verbe hauts, les hommes la regardaient et les femmes l'appréciaient. Guy et Christiane habitaient, je le savais, dans une charmante maison en bois, un "cabanon confortable", avec potager et tout et poules et chien, à la Teste, un quartier d'Arcachon. 

Nous nous étions laissé refiler, elle me regarde, hum, excuse moi, confier, tes trois cousins, Julien et Matthieu, et Emmanuel, leurs parents avaient besoin de souffler un peu, ton grand-père et moi n'avions pas eu le coeur de refuser. Mais à 7 ans, 8 ans, tu vois bien l'énergie des specimens ! Bon, ils se défoulaient bien pendant la journée entre la plage et leurs jeux dans le jardin, et je les faisais dîner de bonne heure, à huit heures trente au plus tard ils étaient couchés et nous avions notre soirée tranquille. en temps normal, ces garnements n'étaient pas très chauds pour se coucher de bonne heure, mais cette semaine-là je t'assure qu'ils avaient compris que nous manquerions de patience à l'égard des récalcitrants. 

Je n'ai jamais vu Mon Cher et Grand-Maman témoigner beaucoup de patience à l'égard des récalcitrants.... 

Ils montaient donc au grenier sans faire de vague et nous n'en entendions plus parler. Une fois sortis de notre champ de vision, ils dormaient ou pas, ce n'était plus mon affaire ! 

Grand-Mam avait les joues roses, encore plus roses que d'habitude, ses joues très ridées et veinées de couperose à cause de sa mauvaise circulation. Sa voix était très animée, cela tranchait avec son ton monocorde de tous les jours. Je ne l'avais jamais vue aussi animée à vrai dire, sauf quand elle se fâchait bien sûr. Ses yeux bleu pâle, à l'expression d'habitude assez froide, irradiaient. Grand-Maman rayonnait. Je l'ai toujours connue ridée, et austère, dans ses pulls de grosse laine grise et ses pantalons de flanelle bleu marine, et son chignon sans une mèche qui dépasse. Le matin, Mon Cher lui apportait le petit déjeuner au lit. Il m'arrivait de passer devant sa chambre et si la porte était entrebaillée, je la voyais assise dans son lit, le plateau du petit déjeuner sur les genoux, ses longs cheveux gris de part et d'autres de sa chemise de nuit blanc rosé. Ils lui arrivaient jusqu'en bas des reins ! Mais pendant tout le reste de la journée, cette chevelure en majesté était planquée dans le même éternel chignon rond, et bas, et indécoiffable. 

Les petits garçons montaient se coucher sans histoire, poursuivait-elle, et alors dès qu'ils avaient refermé la porte du salon, nous nous transformions. Déjà, Ghislain avait apporté une bonne bouteille de whisky et il nous servait un ou deux verres bien tassés pour l'apéritif. Nous entamions le dîner dans les meilleures dispositions du monde, et ça ne s'arrangeait pas quand Guy ouvrait l'une des bouteilles de Bordeaux qu'il avait amené. Pendant les cinq premiers soirs, nous nous sommes à peu près bien tenus, on rigolait, on racontait des blagues, mais le niveau de loufoquerie et surtout le niveau sonore restaient raisonnable. Mais alors le sixième soir ! C'était la veille de leur départ, le lendemain Guy et Christiane repartiraient pour la Teste et Toinette et Ghislain pour Toulon. Nous étions heureux de notre semaine passée ensemble et triste qu'elle se termine ! Toinette avait cuisiné son poulet au curry très relevé, j'avais préparé des ti-punchs pour l'apéro et il restait encore trois bouteilles du vin de Guy pour le dîner... Ça y allait, les blagues, les verres vidés et resservis, les souvenirs de notre jeunesse à Toulon, les stratagèmes dont nous usions pour nous retrouver et danser, quand nous avons eu englouti la dernière miette de gâteau aux pommes, nous avons eu l'idée de danser. Nous avons tenté de pousser le canapé et les fauteuils dans un coin du salon, mais nous rigolions tellement, tous plus ou moins éméchés, ça ne nous rendait pas très adroits. Tout ça pour te dire qu'au beau milieu de notre charivari, nous avons vu apparaitre trois petits visages graves dans l'encadrement de la porte. Mon Dieu, tes cousins. Nous ne les avions pas entendus descendre ni ouvrir la porte, tu penses bien, mais eux, depuis leur grenier juste au dessus du salon, ils n'en perdaient pas une miette. 

En voyant leurs mines renfrognées, nous nous sommes mis à rire de plus belle. Je ne pouvais plus m'arrêter ! Ils étaient scandalisés, de nous voir rire comme ça. - A votre âge ! nous gronda Emmanuel. 

Je regardais Grand-Maman, les yeux perdus dans son évocation. Elle a l'air si détendu. Si heureux. Si loin de son personnage de femme sévère et industrieuse, qui cuisine, jardine, ravaude, se rend utile. 

Mais tu n'étais pas là, toi, me dit-elle, revenant à moi, à cette cuisine où nous écossons des petits pois. Tu ne peux pas t'imaginer. 

 

(la photo a été prise par Nicolas Vanbremeersch)

Comments

[Rédigé par : Anne-Liesse]

J'adore, j'adore, j'adore, Christie ! Comme si on y était... Je souhaite qu'on en passe, des soirées à rigoler comme ça et à danser entre "vieux"...

xoxo

AL

[Rédigé par : stephanie]

très joli souvenir

[Rédigé par : Christie]

t'as vu Anne Liesse, y'a de plus en plus de projets de maisons construites par des vieux, pour des vieux !

[Rédigé par : Emmanuelle]

merci, ici aussi de la photo, et de cette histoire...comme si on regardait un film...