
Elles grignotent les fils électriques, font des trous dans les murs, entrent dans les sacs de riz et laissent des crottes dans la cuisine... Alors, dimanche, Nicolas a fini par installer des pièges à souris dans la remise à jardinage (qui est aussi l'endroit où je stocke les graines pour les oiseaux). Un petit carré de gruyère au bout d'un piège en plastique noir, nous espérons tenir à distance les pensionnaires indésirables.
Et ce matin, en effet, lorsque je suis allée chercher mon sécateur pour couper une rose morte, j'ai jeté un oeil au fond de la remise... Une souris est coincée dans le piège. Mi-effrayée, mi-dégoûtée, mi-curieuse, je me suis approchée et j'ai vu une souris gris foncé, minuscule, aux oreilles et au museau pointus, à la queue fine et inerte ; elle respirait faiblement. Zut. Ouf. - Détache moi de là ! m'apostrophe-t-elle d'une voix aigüe. Je suis Zazie, TA petite souris, celle de tes filles et celle de BEAUCOUP d'autres enfants. Tu n'as pas envie, j'imagine, que j'agonise BROYEE par des vulgaires mâchoires en plastique. Détâche moi de là et fais vite car j'ai atrocement mal, toutes mes côtes sont cassées.
Bon bon bon... Je me rapproche à pas précautionneux... avec mon pied droit, j'appuie tout doucement sur le levier du piège. La mâchoire se desserre mais la souris ne bouge pas. - Ne reste pas là à me regarder comme une gourde, je ne peux pas bouger. Il va falloir que tu me prennes dans tes mains, me dit-elle. ET RETIENS S'IL TE PLAIT TON ABRUTI DE CLEBARD, hurle-t-elle soudain d'une voix stridente.
Hush a surgi derrière moi dans la remise et tente de se frayer un passage vers la petite souris. Je lui barre le chemin avec ma jambe libre et lui ordonne, Hush, assis. Il obtempère avec un soupir plaintif. Toujours en faisant barrage de mon corps entre le chien et la souris, je me contorsionne pour attraper les gants de jardinage sur l'étagère. Je les enfile puis attrape délicatement la petite souris dans mes mains. - Pff, des gants en plastique sale et froid. Je n'ai pas la peste, que je sache, persifle Zazie. Les crocs du piège ont marqué son abdomen, elle peine à respirer. Le chien sur mes tâlons, je me hâte vers l'intérieur de la maison, monte l'escalier vers la cuisine où il fait chaud. Dans mes mains, Zazie ne pèse presque rien. Je me suis toujours demandé comment elle faisait, pour transporter des livres et des jeux et même une fois, un Kiki ! de sa cachette vers mon oreiller.
Avec une main, j'attrape un torchon sur une chaise, le roule en boule sur la table pour lui faire un nid, et je la pose le plus délicatement possible dans le tissu de coton. - Tu aurais pu en prendre un propre, ronchonne-t-elle. Et m'épargner celui à motifs de chats ! Je tire la chaise rouge, m'assieds à côté d'elle, enlève mes gants. Je me relève pour remplir la bouilloire et faire chauffer l'eau pour un thé. -J'en prendrais bien une tasse, merci, dit Zazie d'une voix radoucie. Je vais chercher un dé en argent dans le panier à couture que je tiens de ma grand-mère, pour lui faire une tasse. Je le lave de mon mieux tandis que le bruit de la bouilloire qui chauffe emplit la pièce.
- Quand tu étais enfant, dans la cave de ton immeuble, ce n'étaient pas des pièges qu'il mettait, le gardien, pour nous tenir à distance. C'étaient des grains de riz rouges, traités à la mort aux rats. Elle me faisait peur, à moi, cette cave à l'odeur de moisissure, aux parois en parpaings, au faible jour apporté par les soupirails qui débouchaient sur mon jardin. Les rares fois où mes parents m'y envoyaient, pour chercher je ne sais quoi, je courais pour en ressortir au plus vite. Aujourd'hui, je n'ai plus peur dans ma cave... j'aime son odeur de pommes trop mûres que j'entrepose dans des cageots... J'aime l'odeur des livres qu'on a mis là parce que toutes les bibliothèques sont pleines... j'aime l'odeur de peinture, la potentialité du bricolage... Non, la seule chose qui m'inquiète dans la cave c'est l'accumulation de tous ces objets, cassés ou en bon état ; et la peur d'y trouver une souris morte. Oh souris, souricettes, vous êtes si gracieuses, si malicieuses, pourquoi faut-il que vous causiez tant de dégâts ?
- Franchement, reprend Zazie, depuis 40 ans, je vous gâte, d'abord toi, puis ton petit frère, puis ta fille n°1, puis ta fille n°2... Et toi tu veux me supprimer pour un fil mâchonné et deux crottes dans ta cave. Pour venir vous apporter des cadeaux, j'ai enduré un nombre pas possible de sciatiques et j'ai dû affronter tous vos débiles de chiens. Elle pose un oeil torve à Hush, qui la regarde d'en bas en remuant la queue. Si tu crois que je suis d'humeur à jouer au chien stupide et à la souris, tu te fourres la patte dans l'oeil, siffle-t-elle entre ses dents. Hush sort de la cuisine en baissant la tête.
Je verse le thé dans le dé à coudre, et dans une tasse pour moi. - Tu te rappelles ta première dent perdue ? Et le premier cadeau que je t'ai apporté ? Si je m'en souviens ! C'était au tout début du mois de septembre, j'avais cinq ans et demi, et deux jours avant la rentrée, le docteur Beaujard m'avait arraché une dent de lait, une canine qui bougeait depuis plusieurs semaines, sans parvenir à tomber. Le dentiste était tellement affable, tellement doux, tellement bavard que je n'avais rien senti - à peine un pincement dans la bouche. Et ensuite, ensuite, recueillir et admirer ma précieuse dent, fine, nacrée, bien blanche, à la racine sanguinolente... Le docteur Beaujard m'avait tendu un kleenex pour l'envelopper, et une enveloppe pour la ranger, - Ainsi, m'avait-il dit, tu ne vas pas la perdre, et tu n'as plus qu'à la déposer sous ton oreiller dans l'attente de la petite souris. C'était la première fois que j'en entendais parler, et il m'expliqua tout ce qu'il fallait faire.
De retour à la maison, j'avais été directement poser la dent sous mon oreiller. Maman écrivit sous ma dictée un mot pour la petite souris, Bienvenue Petite souris, j'espère que tu bien vas trouver ma dent. J'ai hâte d'ouvrir mon cadeau. Merci merci merci, Signé, Christie. A côté du mot, plié en quatre, j'avais aussi disposé un petit carré de gruyère dans un assiette - le tout, sur ma table de nuit.
- Tu es bizarre, me dit Zazie d'un air pensif. D'un côté, tu n'as jamais mis en doute mon existence, et de l'autre, tu mets des pièges pour nous exterminer, moi et mes cousines. Non, bien sûr que je n'avais pas mis en doute l'existence de la petite souris ! elle m'avait gâtée sans faillir de 5 ans et demi à douze ans, et puis, j'avais en tête ces mots que Peter Barrie avait placés dans la bouche de la fée Clochette Quand on arrête de croire aux fées, elles cessent d'exister. Un instant de doute aurait suffi à tout faire vaciller.
Cette nuit-là de mes cinq ans et demi, la première avec une dent sous mon oreiller, j'avais lutté pour ne pas m'endormir. D'abord, je sentais la dent sous l'épaisseur de l'oreiller, telle la princesse sur le pois. Et puis, je voulais rencontrer la petite souris ! Au début, c'était facile de ne pas dormir, j'étais excitée comme une veille de Noël. Et puis, Maman est entrée furtivement dans ma chambre, une main dans le dos. - Tu ne dors pas, ma chérie ? Allez, endors toi vite, sinon la petite souris n'osera pas entrer... Endors-toi, endors-toi, elle en avait toujours de bonnes, ma mère !
- Bon, on peut le goûter, ce thé ? Zazie a repris du poil de la bête, on dirait. Je goûte le mien dans ma tasse - c'est bon, il a refroidi. J'approche le dé du museau de la souricette et je le fais basculer en douceur pour que le liquide arrive très progressivement dans sa gorge. - Hmmm, ça réchauffe ! Ta mère me préparait une tisane quand je venais chercher vos dents. Je déposais le cadeau, prenais la dent, croquais le gruyère, et venais dans la cuisine. Sur le comptoir, elle me laissait un dé à coudre qui ressemblait à celui-là, avec de la tisane au thym. On était bien reçu, chez toi, dans le temps. Et elle me lance un regard lourd de reproches.
Ah, ce premier cadeau découvert le matin suivant la perte de ma première dent ! Dans un plumier en métal, tout un nécessaire d'écolière, règle, gomme, crayon à papier, aux couleurs brunes et beiges de la charmante Miss Petticoat. J'étais aux anges. J'étais grande. J'avais perdu ma première dent.
- Zazie. Je te demande pardon pour cet affreux accident. Pour le piège. Et je te remercie pour toutes ces années de surprises, de petites attentions, et de joie à t'attendre et à ne jamais être déçue. A partir de maintenant, je mettrai des petits carrés de fromage autour de la maison, pour toi, pour tes cousines. Mais vous n'entrez plus, promis ?
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