
Guérit-on parce que l'on croit, ou se met-on à croire parce que l'on a guéri ?
Il est six heures du soir, un 24 février 1983. Malgré le Loden vert bouteille, malgré l'écharpe tricotée par Mam, malgré les collants en nylon, malgré les gants en laine beaucoup trop grands car ce sont ceux de ma mère, je claque des dents dans la nuit. La nuit tombée depuis deux heures déjà, autour de nous la masse sombre des Pyrénées est éclairée ça et là par des lueurs oranges et blanches floutées par le brouillard. Le Gave de Pau coule à dix mètres du parvis de la grotte, je perçois son tumulte, ses remous, sa vie souterraine, ils m'attirent et me glacent. Les gants de Maman plissent sur mes mains, ce qui m'empêche de tenir correctement la main nerveuse gantée de cuir, un cuir fin, poli et parfaitement ajusté, la main de Mam, ma grand-mère paternelle.
Abrités par un protège-bougie de papier cartonné blanc et bleu, qui amplifient la lueur et protègent la flamme du vent, les cierges des pélerins offrent une lumière vive et douce à la fois. La clarté et l'odeur des cierges atténuent ma mauvaise humeur, m'aident à ne pas hurler mon envie d'être ailleurs.
Mam et moi nous trouvons au milieu d'une trentaine de pélerins qui, comme nous, attendent de pouvoir se baigner dans la piscine remplie d'eau miraculeuse. Cette eau dans laquelle je vais me plonger (Mam ne se baigne que dans l'eau à 39 degrés de sa baignoire) est la même qui coule dans la grotte où Bernadette Soubirous a aperçu la Vierge à 18 reprises, de février à juillet 1858. Que soi era Inmaculada Conceptiou, ce sont les mots que la Vierge aurait prononcé dans le patois de Pau, pour que la jeune fille de 14 ans puisse prouver au monde entier que ses visions n'étaient pas une supercherie.
Au printemps précédent, j'étais tombée en arrière assez violemment dans la cour de récréation, et je m'étais fêlé le crâne. Rien de sérieux, avaient décrété les médecins à la lecture des électroencéphalogrammes, n'empêche que pendant tout l'été et l'automne, j'avais souffert de maux de tête persistants. - Si en février ce n'est pas passé, je t'emmène à Lourdes, avait décrété ma grand-mère. Depuis 45 ans que j'y vais, c'est incroyable le nombre de guérisons auxquelles j'ai assisté. Des cancers ont été remis, des paralytiques se sont remis à marcher... Et puis tu verras, l'ambiance est extraordinaire !
L'idée de partir une semaine seule avec Mam me plaisait bien. La réalité : Lourdes en février est froid, humide, glacée. Partager avec une dame de soixante-cinq ans une chambre à l'hôtel Saint Sauveur (-Un trois étoiles ! je te gâte !), posé au dessus de l'une des 10 000 boutiques de souvenirs pieux, devanture jaune pipi et enseigne bleu ciel, du lino gris au sol et un éclairage au néon, je me demandais comment ils s'y étaient pris pour obtenir leurs trois étoiles. Mais le pire, c'étaient les ronflements de Mam la nuit, son odeur de vieille dame au matin, ses petits yeux quand elle émergeait d'un sommeil agité. Et je devais avoir l'air contente parce qu'elle faisait tout ça pour moi. La vérité, c'est qu'une excursion de deux heures aurait suffi pour faire le tour de la grotte suintante, de la basilique en béton et visiter un ou deux magasins de souvenirs. Mais toute une semaine ! Avec un régime d'une messe par jour, la visite de tous les sanctuaires et musées, des processions au flambeau en veux-tu en voilà dans la nuit glaciale, une confession à un curé sourd pour s'assurer de mon état de grâce. Au bout du deuxième jour, j'avais terminé les deux livres que j'avais apportés et je regrettais amèrement de ne pas être à Serre Chevalier avec mes parents et mon frère. Et je n'en peux plus de voir partout des vierges en plastique emplies d'eau bénite et des chapelets de toutes les couleurs, je n'en peux plus de voir partout reproduit le visage de la petite sainte qui ne désirait rien d'autre que la discrétion.
Autour de nous, le visage éclairé par la lueur fasseyante des cierges, les pélerins récitent le rosaire. Une dame armée d'un micro lance le mouvement, Je vous salue Marie pleine de grâce le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus le fruit de vos entrailles est béni, et ensuite l'assemblée poursuit, Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à l'heure de notre mort, Amen. J'aime les bougies mais je déteste cette ambiance contrite, l'interdiction de faire autre chose que réciter cette prière mécanique. J'ai froid et un peu peur, je me sens coincée au milieu de ces humains inaccessibles, entre la grotte suintante et le Gave qui gronde.
Mais c'est notre tour d'entrer dans le bâtiment de la piscine, un rectangle de béton qui jouxte la grotte. Malgré le froid et l'inconfort d'être là, je ne peux m'empêcher d'être excitée - ce bain dans l'eau miraculeuse, c'est le clou de mon séjour ! Mam et moi gravissons une volée de marches, poussons la porte vitrée surplombée d'un tube en néon. Une hospitalière vêtue d'un uniforme bleu et blanc, voilée à la façon d'une religieuse, nous conduit aux vestiaires. Elle a vingt-cinq ans à peu près. -Bonjour, je suis Aude, me dit-elle. Ne garde que ton slip, me recommande-t-elle. Ce n'est pas très chauffé à l'intérieur, mais il fait déjà moins froid que dehors. Lorsque je suis déshabillée, Aude me conduit à la piscine, une cuve de grès gris, entourée de rambardes blanches, dans laquelle on descend par des marches taillées dans le grès. Trois hospitaliers, deux hommes et une femmes, sont en train d'aider à sortir de l'eau un homme lourdement handicapé. Il est en slip lui aussi, recouvert d'une grande chemise en plastique blanchâtre fermée dans le dos. La sortie est malaisée mais lorsqu'il regagne la terre ferme, vite une hospitalière lui déboutonne la chemise et une autre le frictionne avec une grande serviette en éponge. Aude me tend la chemise blanche encore dégoulinante que vient de quitter l'homme. - Ah mais non, je ne vais pas mettre ça ! je proteste. - Il n'y a qu'une seule chemise, tout le monde la partage, m'explique-t-elle. Je n'y crois pas. - Mais c'est glacé ! C'est vrai que la chemise est glacée, ce qui ne m'inspire rien de tentant pour le bain dans la piscine. Mais surtout, me dégoute la perspective de porter la même chemise que le malade avant moi et probablement tous les pélerins du jour. - Si si, m'a réaffirmé Aude et elle commence à passer mon bras droit dans la manche trempée.
Je grelotte. Je supplie ma grand-mère du regard, en secouant la tête. Elle me fait les gros yeux. Aude passe l'autre bras, attache les boutons pression à l'arrière, c'est très désagréable ce mouillé froid sur mon torse, mon dos. Puis elle me conduit à l'escalier du bassin, - Tu vas pouvoir descendre toute seule ! me dit-elle en souriant. Je monte les trois marches, puis redescends de l'autre côté du bassin.. L'eau est vraiment froide. - Ah non je ne vais pas pouvoir me baigner, je vais attraper une grippe si je me baigne dans une eau aussi froide. - Allez, courage, tu vas voir, ça fait vraiment du bien. Aude se penche par dessus la rambarde, pose ses deux mains sur mes épaules et presse pour me forcer à m'immerger. L'eau est glacée, et douce à la fois. - Voilà c'est bon tu peux sortir ! Tu as été très courageuse... me félicite Aude. Elle me tend la main pour m'aider à sortir de l'eau, une femme de cinquante ans en slip elle aussi, la main sur sa poitrine, attend la chemise et son tour pour se baigner. Mam me tend la serviette bleue qu'elle a emportée pour moi, elle me frictionne, - Alors tu vois ! tu l'as fait !
Je ne dis rien. Je souris. Je pensais avoir froid, mais la douceur de l'eau s'est transmise à ma peau, et à mon humeur. Je me sens douce, légère. Je devrais avoir froid mais j'ai chaud, chaud comme il faut. Ma mauvaise humeur s'est envolée. J'ai envie de dire à tout le monde le bien que ça fait, cette eau, cette immersion dans l'eau, mais je ne suis capable que de sourire.
Les maux de tête, évidemment, ne réapparaitront pas.
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